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Blogue : La nouvelle politique de Twitter renforce le droit à la vie privée et marque un tournant décisif pour la sécurité en ligne


Un texte de , directrice générale du Centre canadien de protection de l’enfance.

On ne s’attendait pas à un tel changement de cap en matière de modération de contenu de la part d’une des plus grandes plateformes de médias sociaux au monde.

Le 30 novembre, Twitter a annoncé que la publication d’images ou de renseignements personnels sans consentement de la personne concernée serait désormais interdite sur sa plateforme. La nouvelle est tombée un jour seulement après le départ de Jack Dorsey, cofondateur et PDG de Twitter.

Il n’est pas facile d’expliquer en quoi ce changement marque un tournant majeur vers un écosystème plus sûr sur Twitter. On nous a conditionnés à accepter le principe qu’on ne peut rien faire contre une atteinte à sa vie privée sur Internet à moins que cela n’enfreigne le droit pénal. Accepter son sort ou remplir un formulaire de signalement pour essayer de plaider sa cause auprès d’un destinataire inconnu : telles sont généralement les seules options dont on dispose.

Rincer, recycler, répéter

Cette manie obsessionnelle de s’en remettre au droit pénal pour juger de ce qu’il est acceptable ou non de publier en ligne à propos de simples citoyens s’inscrit dans un paradigme terriblement mauvais qui entraîne dans son sillage des dommages considérables, en particulier pour les jeunes. Il n’y a pas de définition unique de ce qui est criminel ou pas, et chaque pays applique sa définition à sa façon pendant que les images préjudiciables se propagent sur Internet en l’absence de tout encadrement.

Pas étonnant que les dés soient à ce point pipés en défaveur des victimes et des survivant.e.s.

Les préjudices qu’une personne peut subir en raison des atteintes à sa vie privée peuvent prendre des proportions énormes avant d’atteindre le seuil pénal au-delà de tout doute raisonnable. La seule façon de protéger les enfants – et à vrai dire chacun d’entre nous – est de corriger ce paradigme problématique et d’adopter une approche différente vis-à-vis des images préjudiciables.

Les fournisseurs de services électroniques (FSÉ) prennent souvent au pied de la lettre les demandes de suppression venant du Centre canadien de protection de l’enfance et suppriment les images d’abus sexuels d’enfants prépubères que nous leur signalons. Dans la quasi-totalité des cas, l’illégalité de ces images ne fera aucun doute aux yeux d’un observateur. Mais ces images ne représentent qu’une fraction des préjudices subis par les enfants sur Internet. L’expérience nous a appris qu’il est ardu de convaincre les FSÉ et de nombreuses organisations prétendument soucieuses de l’intérêt supérieur des enfants d’arrêter de s’en remettre strictement aux définitions du droit pénal.

Devant la multiplicité des images préjudiciables qui nous sont signalées par le public et que nous découvrons en ligne avec Projet Arachnid, nous avons élargi fin 2019 l’éventail des images pour lesquelles nous adressons des demandes de suppression. En plus des images d’abus pédosexuels, nous avons commencé, en accord avec notre Cadre pour la protection et les droits de l’enfant, à ramener les FSÉ à l’ordre lorsqu’ils rendent accessibles au public des images préjudiciables ou violentes d’enfants, même si ces images, prises isolément, ne sont normalement pas considérées comme criminelles. Notre cadre fait primer l’intérêt supérieur de l’enfant et son droit à la dignité, à la vie privée et à la protection. Il ne limite pas les efforts de suppression aux images qu’un juge considérerait illégales.

La plupart des grands FSÉ fixent des conditions générales d’utilisation (on parle aussi de « normes de la communauté ») pour baliser les contenus publiés par les utilisateurs. Bien entendu, ces normes leur permettent de concilier la nécessité de faire preuve d’une certaine responsabilité sociale avec le maintien de la viabilité économique de leurs modèles d’affaires, qui reposent en grande partie sur la monétisation des contenus générés le plus souvent sans restriction par les utilisateurs. En l’occurrence, il n’y a rien d’étonnant au fait que ces normes soient souvent inadéquates ou appliquées de manière sélective.

Tout cela m’amène aux raisons pour lesquelles le tournant dans la politique de modération de Twitter m’inspire un optimisme prudent.

La personne – la victime – qui a subi une atteinte à sa vie privée sur Twitter du fait de la diffusion non consentie d’informations la concernant peut désormais en demander la suppression sans avoir à légitimer sa démarche ou à prouver qu’elle a subi un acte criminel, un préjudice ou un abus.

On accorde par défaut la primauté au droit à la vie privée, comme cela aurait toujours dû être le cas.

D’aucuns ont déjà critiqué Twitter, estimant que des mauvais joueurs profitent de la situation pour redorer leur image sur Internet. Certaines informations apparemment légitimes ont aussi fait les frais de cette politique embryonnaire. Mais il est beaucoup trop tôt pour juger de la volonté de Twitter de bien faire les choses sur la base de ces premiers ratés.

Presque toutes les plateformes laissent passer des abus sans trop se préoccuper des dommages collatéraux pour ne pas entraver la fluidité de l’information. En insistant sur le respect du droit à la vie privée, Twitter fait pencher la balance du côté de la sécurité et va jusqu’à mettre au pas les gens qui agiraient par intention malveillante ou malhonnête. C’est le compromis à faire, et ça ne blanchit pas les malfaiteurs. Mais ça signifie qu’on ne peut pas compromettre la sécurité d’autrui sans enfreindre les règles.

Comprenez-moi bien : ce tournant ne disculpe en rien Twitter des préjudices que les survivant.e.s dénoncent publiquement et que nous avons mis en relief plus tôt cette année. J’ai aussi des doutes sur la volonté de Twitter de faire respecter cette politique et d’y consacrer des ressources suffisantes. D’autres problèmes persistent également sur cette plateforme.

Même si Twitter reconnaît désormais le droit à la vie privée, il revient aux survivant.e.s de faire respecter ce droit. Dans la mesure où les survivant.e.s ont conscience des violations perpétrées à leur encontre, c’est toujours à la victime, et non à la plateforme, que revient la charge de signaler les abus et de les prévenir.

Il est aussi très troublant que Twitter accepte la pornographie adulte dans le même écosystème, comme s’il s’agissait d’un contenu socialement anodin. Twitter est ici en rupture de ban avec les autres grands acteurs sociomédiatiques. Je ne m’étendrai pas ici sur l’ampleur des dommages collatéraux que le libre accès à la pornographie inflige à la santé sexuelle des enfants.

Les gouvernements – dont celui du Canada – s’interrogent de plus en plus sur la façon de définir les contenus préjudiciables et de les sanctionner. Réfractaires aux politiques susceptibles d’ébranler leurs modèles d’affaires, les entreprises de technologie font valoir qu’il est pratiquement impossible de définir clairement les contenus « criminels » ou « préjudiciables ». Le prétexte fallacieux de la défense de la « liberté d’expression » leur donne des munitions pour prolonger le statu quo et semer le doute dans l’esprit des décideurs.

Les gouvernements devraient peut-être éviter complètement cette question épineuse, renoncer à essayer de définir ce qui est préjudiciable sans être incontestablement criminel et faire du droit à la vie privée la pierre angulaire de la protection des citoyens sur Internet.

-30-

Un mot sur le Centre canadien de protection de l’enfance : Le Centre canadien de protection de l’enfance (CCPE) est un organisme de bienfaisance national qui se consacre à la protection personnelle de tous les enfants. Il veut réduire l’exploitation et les abus sexuels d’enfants et offre à cette fin des programmes, des services et des ressources aux familles, au personnel éducatif, aux organismes de services à l’enfance et aux forces policières du Canada ainsi qu’à d’autres intervenants. Cyberaide.ca — la centrale canadienne de signalement des cas d’exploitation et d’abus sexuels d’enfants sur Internet — relève aussi du CCPE, de même que Projet Arachnid, une plateforme Web qui détecte les images d’abus pédosexuels connues sur le Web visible et le Web clandestin et qui envoie des demandes de suppression à l’industrie.

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