Blogue : La poursuite intentée par le « bébé de Nirvana » soulève la question de la dépossession du droit des enfants à la vie privée par des adultes
Un texte de Lianna McDonald, directrice générale du Centre canadien de protection de l’enfance
Spencer Elden, le bébé qui apparaît nu sur la pochette controversée de l’album Nevermind de Nirvana, paru en 1991, a intenté une poursuite contre le groupe pour l’utilisation de cette image. Voilà qui devrait susciter une prise de conscience collective.
Cette action en justice soulève des questions fondamentales en ce qui a trait à la publication et à la commercialisation de détails et d’images et intimes concernant des enfants.
Les controverses entourant les pochettes d’albums montrant des enfants nus ou sexualisés ne sont malheureusement pas nouvelles. D’autres groupes rock ont publié au fil des ans des photos de filles prépubères ou pubères dans des poses sexualisées. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que ces images n’auraient jamais dû être publiées.
Au moment où j’écris ces lignes, le débat entourant le « bébé de Nirvana » tourne essentiellement autour d’une série de questions prévisibles :
- L’image correspond-elle à la définition légale de la « pornographie juvénile »?
- Elden peut-il vraiment prétendre avoir subi un préjudice?
- Le groupe avait-il obtenu un consentement préalable avant d’utiliser l’image en question?
- S’agit-il d’un cas de panique morale exagérée?
Ces questions intéresseront peut-être les avocats et les critiques, mais pour ce qui concerne les enfants et les adolescents, elles passent à côté du véritable enjeu qui nous intéresse ici : le droit d’un enfant à la vie privée et à la dignité a été bafoué.
Elden était âgé de quatre mois quand la photo de son corps nu a fait le tour du monde. Son destin a été changé à jamais parce qu’un groupe d’adultes (photographes, membres du groupe, producteurs de disques et parents) a décidé que ses organes génitaux et son identité personnelle seraient exposés pour toujours à la vue du monde. Dès lors, Elden a effectivement été dépossédé de son droit à l’agentivité.
Malheureusement, pareilles décisions sont devenues monnaie courante dans ce monde où les enfants voient diverses facettes de leur vie étalées au grand jour par les adultes qui les entourent.
En 1991, c’est la notoriété d’un groupe rock international et d’une grande maison de disques qui a donné une visibilité mondiale à cette image. De nos jours, avec l’omniprésence des médias sociaux, n’importe quel enfant peut voir son image diffusée aux yeux de tous d’un simple clic de souris. Puisque les enfants — en particulier les jeunes enfants — n’ont pas la capacité de donner un consentement valable ou éclairé, leurs parents ont l’obligation de reconnaître et de protéger leur autonomie vis-à-vis de leur présence dans l’espace public et l’espace numérique.
Souvent, les parents qui publient ou qui commercialisent à répétition des images de leurs enfants dans l’espace public et l’espace numérique ne saisissent pas pleinement les conséquences que cela pourrait entraîner ultérieurement. Et Internet a le don d’amplifier et d’exacerber cette réalité comme aucun autre média.
Parce que nous gérons la centrale canadienne de signalement des cas d’exploitation et d’abus sexuels d’enfants sur Internet, nous pouvons témoigner du fait que des photos apparemment anodines d’enfants, une fois partagées, peuvent être réutilisées à des fins troublantes, voire illégales. Quand cela se produit, les préjudices subis par ces enfants ainsi que les atteintes à leur vie privée ont souvent des conséquences durables.
En attendant l’issue de cette affaire, posons-nous la vraie question : Les adultes qui, en 1991, ont immortalisé en photo le corps nu d’Elden et fait de lui le « bébé de Nirvana » ont-ils placé leurs propres intérêts au-dessus de ceux d’un enfant de quatre mois?